Algérie : la seconde bataille d’Alger

Drapeau de l'Algérie

Article paru sur Latribune.fr le 12 décembre 2019

Ce titre, quelque peu provocateur, veut traduire l’intensité des événements en Algérie et l’importance des conséquences du scrutin de ce 12 décembre. Choix cruciaux pour l’avenir du pays, ses institutions, son avenir économique, et pour toute la société algérienne.

L’évocation de l’expression « bataille d’Alger » évoque, des deux côtés de la Méditerranée, des souvenirs délicats. Il ne s’agit nullement ici de revenir sur ces évènements, mais de souligner, de façon forte, qu’Alger se trouve de nouveau en 2019 à un carrefour très important de son histoire.

L’Algérie va devoir choisir entre deux modèles. Le premier représente la continuité des options prises il y a plus de soixante ans, sur la base d’un système centralisé d’inspiration soviétique. Le second s’appelle l’ouverture, vers la liberté et la démocratie, et reflète les aspirations actuelles de la population, à une liberté politique, économique, et sociale.

Il y aura bientôt 63 ans, il s’agissait pour l’armée française de reprendre au FLN l’influence et la présence dans la Casbah d’Alger. Il s’agit maintenant pour le peuple algérien, de reprendre « au système » mis en place depuis l’indépendance, sa souveraineté captée et annihilée. L’Algérie, à ce jour, n’a vécu que dans un simulacre de démocratie. Quelles en sont les raisons ? Elles sont au nombre de trois, et s’appellent « centralisme démocratique » politique, nationalisation de l’économie et appareil militaro-sécuritaire sur-dimensionné.

Le modèle du parti « presque » unique

En opposition au modèle politique du pays colonisateur, la France, et avec l’activisme de l’URSS, supportrice des « mouvements de libération », les élites politiques algériennes ont mis en place un système reproduisant le modèle soviétique.

Le Front de libération nationale (FLN) a été construit sur le modèle des « partis frères » donc d’inspiration communiste. En termes de structure interne, il disposait à sa naissance d’un comité central, à l’image du parti communiste de l’Union Soviétique ou du parti communiste français. Il s’est constitué en parti unique. La dynamique de l’indépendance a totalement masqué la nature de ce choix politique, ses inconvénients et ses limites.

Après les années noires de la décennie 1990, et une nouvelle constitution, le paysage politique algérien s’est élargi, et a vu la naissance du Rassemblement national démocratique (RND), dont Aït Ahmed a si joliment décrit la naissance, comme étant celle « d’un bébé avec des moustaches », car derrière se cachait le FLN qui l’a donc rapidement récupéré. Si vous ne voulez pas d’opposition, ou si vous voulez faire croire qu’il y en a une, il suffit de la créer soi-même.

Cette confiscation de la liberté politique, et de la libre expression démocratique, poussée à l’extrême depuis plus de 55 ans prouve, cette année, ses limites. Cette unidimensionnalité politique a trouvé sa symétrique dans l’organisation économique du pays.

La nationalisation de l’économie

A l’exemple à nouveau du « parrain soviétique », la jeune économie algérienne a été mise sous tutelle d’Etat, sous la forme de sociétés nationales, et d’une volonté de planification centralisée, tout comme la pratiquait Moscou.

Ainsi est née la Sonatrach, Société nationale des hydrocarbures, qui a eu en charge la totalité du secteur pétrolier, production et distribution. En symétrie a été constitué la Sonelgaz, qui regroupe les activités industrielles et commerciales du gaz et de l’électricité.

Mais ces structures n’ont pas su investir, et la production pétrolière algérienne diminue régulièrement. Les premières explorations off-shore viennent seulement de commencer en 2018, malgré l’importante façade maritime.

Les deux principales sources de richesse de l’Algérie ont été ainsi mises directement sous la coupe de l’Etat, les dirigeants étant nommés par le pouvoir. Aucun compte à rendre à des actionnaires, mais seulement à ceux qui les ont nommés. Les bases d’un système clanique de corruption d’Etat se sont ainsi mises en place. Consanguinité entre le gouvernement et l’économie. Cette concentration a également été mise en œuvre dans le domaine militaire et sécuritaire.

Des forces sécuritaires surdimensionnées

On retrouve ici la troisième caractéristique des systèmes politiques autoritaires, le surinvestissement dans les structures militaires et de sécurité.

L’armée algérienne est forte de 500.000 hommes, aligne 1.500 chars et absorbe 20% du budget national. A titre de comparaison, la France, puissance nucléaire, ayant à assurer un rôle international avec la deuxième zone océanique mondiale, consacre à sa défense 10% seulement de son budget….! Sur-dimensionnement qui ne s’explique que par la volonté de faire de l’armée, et des forces de sécurité, un instrument politique.

On retrouve à nouveau un type de structure historique, soviétique. L’Algérie est actuellement, dans le monde arable, le premier client de l’industrie militaire russe. il y a plus de 50 ans, le chef d’Etat-major actuellement en poste, Gaïd Salah, se formait à l’école d’artillerie de Vystrel dans la banlieue de Moscou.

En additionnant les forces de police, de gendarmerie et autres services, les effectifs liés à la sécurité dépassent les 800.000. Avec une population de 43 millions d’habitants, l’Algérie présente un ration de 1 membre des forces de sécurité pour pratiquement 50 citoyens!

Tout comme Moscou s’appuie sur les « Siloviki », les structures des forces : armées, police, forces spéciales, services de renseignement, Alger maintient de la même façon des structures de forces, essentielles au contrôle intérieur du pays. Le rôle du Département militaire du Renseignement et de la Sécurité (DRS) a été à ce titre exemplaire.

Le rôle du chef d’Etat-major, le général Gaïd Salah, prend alors sa véritable dimension: politique. Tout comme à Moscou, où le chef d’Etat-major est… vice-ministre de la Défense, Gaïd Salah occupe à Alger le même poste gouvernemental. Nouvelle consanguinité, mais cette fois-ci entre l’Etat et le gouvernement. La consanguinité assure la mainmise, et donc le contrôle. Occupant 15 années le même poste, le verrouillage assuré par le chef d’Etat-major est total.

Cette fermeture politique, économique, et sécuritaire sur une très longue période, explique la révolte actuelle, mais pas seulement. Le système est non seulement hors d’âge, mais aussi hors de son époque.

Un état collectif de « pleine conscience »

Avec 45% de la population âgée de moins de 25 ans, le pays connaît une dynamique démographique exceptionnelle. Cela oblige l’Etat, omniprésent, à des devoirs également exceptionnels. Mais la baisse des cours du pétrole depuis 5 ans diminue ses ressources et crée des difficultés économiques pour la population, alors que cette jeunesse aspire pleinement à vivre.

Outre cet élément économique essentiel, le cadre social est influencé par d’autres facteurs comme la technologie et la comparaison avec la diaspora.

La technologie des « smartphones » crée une mise en contact qui associe à la fois le nombre et l’instantanéité. Les millions de manifestants du «Hirak » sont le parfait exemple de cette mobilité « techno-sociale » nouvelle.

Mais il faut aussi intégrer les échanges avec une diaspora de plus de 8 millions de personnes. Les moyens actuels de communication permettent de connaître directement à l’intérieur des familles et de comparer en temps réel les modes et les niveaux de vie de « l’Algérien canadien » ou de « l’Algérien français » avec «l’Algérien du pays ». Ce processus de comparaison, vécu au cœur de chaque foyer, depuis de très nombreuses années est totalement destructeur pour le pouvoir en place à Alger. Il montre au quotidien, que chaque Algérien, placé dans des conditions de liberté, peut accéder à un niveau de vie infiniment supérieur. Cette comparaison vécue tous les jours, au cœur même de la société civile, apporte la preuve réelle de « la faillite du système » historique algérien.

Ce partage d’informations associé aux contraintes imposées par « le système » a créé avec le temps un état collectif de « pleine conscience ». Cette conscience collective s’est construite autour du partage tant des défauts du système que des aspirations à une société nouvelle et libre. Nous sommes ici au cœur du processus du « Hirak » qui réunit autour du couple défauts et aspirations une peuple pleinement conscient. Cette pleine conscience construit l’unité entre Arabes et Kabyles, jeunes et retraités, hommes et femmes. Ils sont unis dans l’opposition à ce qu’ils vivent, et unis dans l’aspiration à ce qu’ils veulent.

« Le système » au pied du mur

Jamais « le système » ne s’est retrouvé dans une telle situation, inédite dans ses causes, sa structure et sa dynamique. Jamais « le système » n’a eu devant lui une telle force unitaire. Il a su se débarrasser des mouvements et des groupuscules, en les noyautant ou les opposant. Cette fois-ci, la situation est à l’opposé de ce que le pouvoir a connu ; pas de dispersion en face de lui mais une unité. Les anciennes méthodes ne font plus recettes. L’ancien temps est révolu.

Les élections du 12 décembre qui relèvent de l’ancien système, avec 5 candidats qui en sont issus, ne pourront pas résoudre la crise. Le « système » est en alerte maximale. La décision de mettre en place ces élections a été largement applaudie par Moscou, qui en est d’ailleurs un des instigateurs par son ambassadeur à Alger. Les assurances données à Vladimir Poutine – « nous avons la situation en main », par le président (par intérim) de la république algérienne, lors de sa visite à Sotchi – ont été largement commentées et moquées. Elles relevaient du comportement d’un vassal à son suzerain.

Un très faible taux de participation au scrutin résoudra en surface la question présidentielle, mais posera en profondeur un grave problème politique de légitimité. Cette situation placera l’armée devant un douloureux dilemme : s’opposer au peuple en obéissant au pouvoir ou répondre aux aspirations du peuple en s’opposant au pouvoir.

L’action de millions d’Algériens aspirant à un avenir de liberté est la conséquence directe du couvercle politique, économique, et social, d’une autre époque, appliqué sur l’Algérie depuis son accès à l’indépendance. Le peuple algérien unitaire aspire à la liberté et émet, dans un cadre éminemment pacifique, les mêmes ondes que celles venant de Beyrouth, Bagdad et Téhéran.

La seconde bataille d’Alger est un modèle et un exemple. Le monde entier regarde.