Les Frères musulmans : quel regard porter sur ce mouvement ?

Mosqué

Article paru sur La Tribune le 21 août 2020

La remise d’un rapport d’une commission d’enquête au Sénat, en juillet, et l’intervention du président de la République, ce même mois, sur le « séparatisme » constituent une double occasion de s’interroger sur le mouvement des Frères musulmans. Quelles sont ses racines, ses objectifs, sa stratégie ? Et comment y faire face ?

Le 9 juillet, la commission d’enquête du Sénat sur la radicalisation islamique et les moyens de la combattre présentait ses conclusions, après huit mois d’auditions et de réunions de travail. Réalisée à la demande du groupe Les Républicains, cette commission avait été créée à la suite de l’attentat mené à la préfecture de police de Paris.

Le radicalisme musulman peut être divisé en deux grandes branches principales : le radicalisme violent, djihadiste, dont l’arme principal est l’attentat, et le radicalisme « systémique » qui s’oppose à l’intégration dans la République de ceux qui pratiquent la religion musulmane. Les Frères musulmans se rattachent à cette deuxième branche.

Beaucoup moins visible du public, il n’en n’est pas moins très efficace, car il s’appuie sur une doctrine historique, une stratégie globale et des moyens financiers puissants.

La naissance de la doctrine

Hassan Al Banna est le fondateur de « la société secrète des Frères musulmans » depuis l’Égypte, en 1928. Un père très religieux et une jeunesse très impliquée dans des associations religieuses conservatrices le conduiront à cette création. Il est intimement convaincu que le seul moyen d’affranchir son pays de l’empreinte culturelle britannique (l’Égypte est alors sous mandat de la Grande-Bretagne) est de développer un islam social.

La doctrine « frériste » naît donc par opposition au modèle culturel et sociétal occidental. Un regard sur l’emblème du mouvement, le Coran, et deux sabres croisés, est intéressant, il appelle au combat, surtout si on y ajoute la traduction du texte qui y figure : « Préparez-vous »…

Elle est articulée autour de la « Renaissance » islamique, contre l’emprise laïque occidentale et l’imitation aveugle du modèle européen.

Un autre personnage, Sayyid Qutb, également égyptien, est considéré comme la tête pensante du mouvement. Il publia, entre autres, Jalons sur le chemin de l’islam, théorisant la démarche du mouvement. L’arrivée au pouvoir de Mohamed Morsi, et du mouvement des Frères musulmans, à la suite de la chute du président Moubarak, fut une étape importante pour la confrérie, même si elle fut de courte durée (368 jours).

Le choc réformiste dans les sociétés musulmanes

Il serait par trop réducteur de limiter les chocs « religieux » et « politique » sur lesquels reposent la naissance du mouvement « frériste » à la seule confrontation du monde musulman avec « l’autre monde », le monde occidental.

Cette confrontation du monde musulman avec le monde occidental n’a pas eu lieu seulement dans un cadre « exogène », à savoir entre le monde extérieur et le monde islamique. Ce choc avec le monde contemporain a également eu lieu de façon « endogène » à l’intérieur même du monde musulman. Cette confrontation n’a d’ailleurs pas eu lieu dans un seul pays mais dans deux pays, représentants les deux courants principaux de la religion musulmane, le sunnisme et le chiisme, la Turquie et l’Iran.

En Turquie, après la Première Guerre mondiale, celui qui allait devenir Mustapha Kemal Atatürk entreprit la construction d’une Turquie moderne dans le cadre d’une république officiellement laïque. Énorme premier choc d’une séparation entre l’État et le religieux, entre le droit et la religion musulmane, dans un pays musulman. L’émancipation féminine avec le droit de vote accordé aux femmes est votée en 1934…

D’un tel changement, rapide, radical, la Turquie en ressent encore, actuellement, les vibrations idéologiques et politiques. C’est à la suite de ce choc, qu’il faut placer le « contre-choc » du leadership politique turc, actuel, islamique et conservateur et, donc, sa proximité avec les Frères musulmans.

L’Iran, dans un cadre institutionnel différent, connaîtra après la Seconde Guerre mondiale, et trente ans après la Turquie, la même confrontation entre un État laïcisant et le religieux. Le Shah supprimera l’obligation pour les ministres de prononcer leur engagement sur le Coran. Une telle séparation et rupture entre l’État et le religieux, et d’autres réformes sociétales, créeront le terreau et la base de la contestation autour de l’Ayatollah Khomeini. Le retour violent du religieux en Iran s’explique en grande partie par cet élan réformateur et la rupture entre le religieux et la structure de l’État.

La vision des Frères musulmans s’est donc également trouvée alimentée par des tensions internes aux pays musulmans eux-mêmes.

Le mouvement s’était réjoui de l’arrivée au pouvoir en Iran de l’Iman Khomeini. Cela explique le regard bienveillant actuel de la République islamique d’Iran vis-à-vis des Frères musulmans et du pouvoir turc.

Le développement en Europe

Il est particulièrement intéressant de savoir que Tariq Ramadan, bien connu en France, est le petit-fils du fondateur du mouvement des Frères musulmans, Hassan Al Banna. Tout aussi intéressant est de savoir que son père a créé le Centre islamique de Genève. Cette filiation, et son activisme sur pratiquement… un siècle, en dit long sur la pugnacité stratégique du mouvement et de ses membres…

Tariq Ramadan a dirigé à Oxford la chaire d’étude islamique contemporaine, portant le nom d’Hamad Bin Khalifa Al-Thani. Notons qu’il est ainsi fait référence à la famille Al-Thani, famille régnante de l’Émirat du Qatar. La Grande-Bretagne joue un rôle de plateforme de coordination pour l’Europe à travers la « Muslim Association of Britain ». Le mouvement profite également de la proximité financière de la banque Al-Taqwa, fondée par un gestionnaire suisse et des membres influents des Frères musulmans.

Il faut également intégrer l’importance de la population turque, et d’origine turque, en Allemagne. On se souvient des incitations du président turc auprès de cette communauté, en Allemagne, lors de récentes campagnes électorale nationales turques.

Au-delà de l’Europe, un nom est particulièrement important, celui d’un prédicateur égyptien, Youssef Al Qaradâwî, exilé… au Qatar, et diffusant ses prêches depuis la chaîne de télévision qatarienne Al Jazeera. Le Qatar, très souvent le Qatar…

Il existe donc un réseau international, organisé, et volontariste, des Frères musulmans, dont une forte présence en France.

La présence dans l’Hexagone

Un des débats sur l’organisation de l’islam en France consiste à poser la question de savoir si, après la loi de 1905 et la séparation de l’Église et de l’État, ce dernier doit-il ou pas intervenir dans l’organisation d’une religion. Mais à partir du moment où un mouvement de la religion concernée nie la prédominance du droit français, républicain, et s’en prend à la racine même du collectif national, n’est-il pas logique qu’il soit partie prenante à sa propre défense ?

Un des aspects de la présence des Frères musulmans relève de l’organisation. L’Amif, Association des musulmans et de l’islam de France, portée par Hakim El Karoui et Tarek Oubrou, imam de Bordeaux, tous deux proches des Frères. Donner par conséquent une position représentative à cette organisation risque de générer une situation inacceptable pour l’ensemble des musulmans de France.

Son influence s’exerce également dans des écoles confessionnelles. Elles seraient au nombre d’une trentaine.

Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, s’est exprimé sur les Frères musulmans, considérant que « leur réseau comme aussi dangereux que le salafisme ».

Comme l’a exprimé Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure de la commission sénatoriale, les auditions ont confirmé que « les Frères musulmans cherchent à imposer leurs vues par des réseaux d’associations, par la recherche de la reconnaissance par les pouvoirs publics et par l’entrisme sur les listes présentées aux élections, comme l’ont montré les municipales de 2020 ». Et de poursuivre : « Ils cherchent à déstabiliser notre société, et à se faire reconnaître le droit de régenter la vie des personnes de confession musulman, pour les isoler. » Le constat est clair. La stratégie du séparatisme est à l’œuvre, dans la pénombre.

Les propositions de la commission

Pour donner aux acteurs de terrain les moyens de lutter contre le radicalisme islamique, le rapport énonce 40 propositions.

Les douze premières visent à renforcer la connaissance et le suivi de ce phénomène par les services de renseignement (affaiblis par la disparition des Renseignements généraux) et la coordination des l’action de l’État.

Vingt-huit autres concernent l’enseignement, le monde associatif et le monde sportif, pour garantir un meilleur suivi des enfants. « Il est de notre responsabilité de les protéger, et d’en faire des citoyens de la République, par une prise en charge en dehors du temps scolaire, qui ne les expose pas au radicalisme », précise le rapport.

Le rapport mentionne également la nécessité de mettre fin à la pratique des imams étrangers détachés et l’obligation de déclaration d’un financement étranger, dans le cas de la construction d’un lieu de culte, par exemple.

Sur le terrain, la pression des autorités semble s’accentuer. Une enquête préliminaire aurait été ouverte par le parquet de Bobigny à l’encontre de l’Institut européen des sciences humaines (IESH), un des fleurons de la mouvance « frériste », pour « abus de confiance » et « recel d’abus de confiance ».

Un dispositif élargi

L’organisation du mouvement est largement internationale. Cela devrait aider à définir des axes complémentaires pour s’opposer à son action.

Tout d’abord, sa présence européenne devrait inciter à intégrer nos partenaires en Europe dans une réflexion commune. Ensuite, sur le court terme, des actions ou dispositifs, s’ils ne sont pas identiques, pourraient être mis en place de façon coordonnées.

Sur le plus long terme, il nous faut intégrer les dynamiques qui sont venues de Turquie et d’Iran dans la concrétisation d’un islam de conquête. Si la dynamique s’est développée dans un sens, qu’en serait-il dans le sens contraire ? La vie géopolitique n’est-elle pas construite autour de cycles, alternatifs ?

Le pouvoir religieux iranien a créé une impulsion. Qu’en sera-t-il le jour (inévitable) où il perdra le pouvoir ? Les religieux en Iran ont à faire face à la fois à un déclin et à de fortes tensions internes.

La chute du pouvoir religieux en Iran sera ressentie dans l’ensemble du monde musulman, et surtout dans les mouvements les plus conservateurs. Un rejet dans un pays de 81 millions d’habitants aura des répercussions dans toute la société musulmane. Il en est de même en Turquie. Le président Erdogan ne sera pas éternel, et les difficultés économiques réelles rendront les prochaines élections difficiles. Les élections municipales ont été perdues par l’AKP, même deux fois… à Istanbul. La chute d’un pouvoir, si proche des Frères musulmans, ne sera pas non plus sans conséquence.

Cette double évolution internationale dans le temps rendra les mouvements les plus conservateurs beaucoup moins attractifs.

Enfin, si le rôle de structures qatariennes apparaît important dans le soutien au « mouvement frériste », d’autres acteurs étatiques, de la région du Golfe, œuvre dans une direction diamétralement opposée. Les Émirats arabes unis montrent, et depuis des années, un engagement constant contre l’Iran et les mouvements islamiques radicaux.

Sachons aussi échanger avec des partenaires qui sont, eux, géographiquement et politiquement au milieu du combat.