L’armée ukrainienne entre en Russie !
Incroyable opération. Rappel fondamental de la 1ère règle de l’art militaire, identifiée il y a plus de 2.500 ans en Chine par Sun Tzu, la surprise. Quelle va être l’ampleur de cette opération-surprise ? Quelles répercussions militaires, diplomatiques, politiques sur ce conflit ? Quels effets sur la population, et le pouvoir politique russe ? Sans rebattre les cartes, l’initiative militaire de Kiev ajoute une dimension inédite à cette guerre.
Cette situation totalement inattendue est généralement qualifiée d’incursion. Expression totalement inappropriée ! Incursion signifie court séjour, une entrée et une sortie… Une incursion de cambrioleurs…. L’incursion du Hamas le 7 octobre en territoire israélien, 24 heures….
Commencée le 6 août, cette opération militaire va se développer dans le temps, et nul n’en connaît la durée. Le terme incursion signifierait qu’elle est déjà terminée ou sur le point de l’être
L’utilisation de ce terme n’est peut-être pas sans arrières pensées… elle permet de faire pénétrer l’idée d’un prochain, et inévitable retrait ukrainien du territoire russe. La double stratégie sémantique du choix des mots et du détournement de la réalité, est ainsi mise au service de la stratégie de communication… !
Création d’une nouvelle dimension dans le conflit
Au vu de ce qui se passe sur le terrain, il ne s’agit pas d’une incursion puisqu’il n’y a pour le moment aucune indication de la part de l’armée ukrainienne de sortir rapidement du territoire russe. Eu égard à ce qui se déroule depuis le 6 août, Il s’agit d’une opération, d’une pénétration militaire en terrain ennemi, mobilisant des milliers d’hommes des dizaines de chars et beaucoup plus de véhicules blindés. De plus cette opération ouvre un nouveau front géographique, et fait surtout entrer la guerre dans le pays de l’agresseur.
Nous sommes donc à l’opposé d’une incursion qui sous-entend une entrée et une sortie dans un court laps de temps.
Ce nouveau front présente la particularité de se situer à plusieurs centaines de kilomètres de la ligne actuelle de front qui s’étend du Donbass à la Crimée.
Il représente de ce fait une rupture par rapport au champ de bataille actuel et impose à la Russie de reconsidérer une allocation de ses forces, et de mettre en place également des structures de commandement destinées à organiser la réponse à l’initiative militaire ukrainienne.
Apparition d’une stratégie militaire de mouvement
D’un front de mille kilomètres, pratiquement statique depuis presque 2 ans, l’attaque de Kiev en territoire russe introduit dans le conflit une nouvelle dimension, celle de la manœuvre.
Même si les distances franchies par les Ukrainiens se comptent en dizaines de kilomètres seulement, vers Koursk et le long de leur frontière, et non pas en centaines, il n’en est pas moins vrai que cela constitue une manœuvre globale, à l’opposé des affrontements de positions actuels. Cette manœuvre combine le franchissement de la frontière russe et le déploiement de forces selon 3 axes, l’un dans la profondeur, vers la ville de Koursk, et les deux autres à droite et à gauche de cet axe de pénétration.
L’apparition de cette guerre de manœuvre ne saurait se poursuivre car l’intention stratégique n’est semble-t-il pas de s’emparer d’une large portion du territoire de la Russie, mais de prendre le contrôle d’une parcelle de territoire en minimisant le volume des forces ukrainiennes engagées, et leur vulnérabilité à une prévisible contre-attaque russe. La densité des réseaux de rivières peut constituer des constituer autant d’obstacles naturelles que l’Ukraine pourrait utiliser comme barrières défensives. Le profil du territoire conquis tiendra très vraisemblablement compte de la topographie afin d’optimiser cette dernière dans la stratégie défensive à venir.
Quel schéma tactique ukrainien
L’attaque ukrainienne dans cette région de Koursk a conduit à citer très souvent le nom de cette ville. Or, elle se situe à 100km de la frontière. Au vu du déroulement des opérations, les forces ukrainiennes ne se sont pas déployées prioritairement vers cette ville. Elles auraient pu le faire, dans le cadre d’une opération de « guerre éclair », en profitant de l’effet de surprise du franchissement de la frontière.
Une telle stratégie d’attaque en profondeur aurait créé pour l’armée ukrainienne un certain nombre d’inconvénients :
- Accroître très substantiellement le volume des forces engagées pour prendre le contrôle d’une ville de 400.000 habitants, en combattant de ce fait des unités russes plus importantes ;
- Augmenter les volumes de ravitaillement et étirer les lignes de ce ravitaillement, rendant ces lignes, de ce fait, plus fragiles.
- S’exposer à des attaques des forces russes sur les flancs plus vulnérables de cette colonne de pénétration.
Le schéma tactique ukrainien a donc de ce fait donner la priorité à un déploiement en territoire russe le long de la frontière russo-ukrainienne. La surface du territoire conquis ne sera pas forcément inférieure à celle visant plus de profondeur. Ce choix minimise la longueur de toutes les lignes ukrainiennes de ravitaillement puisqu’elles ne pénètrent que de 30 à 40 km en territoire russe.
Le choix de rester à faible distance de la frontière permet également à l’armée ukrainienne de bénéficier d’un appui de son artillerie à longue portée, restée en Ukraine. Les Caesar français et Himars américains ont des portées suffisantes pour appuyer les manœuvres des unités ukrainiennes dans cette faible profondeur, sans être par ailleurs, trop près de la frontière russe. Cela leur permet aussi de se positionner, en Ukraine, à l’intérieur d’une plus grande zone de tir.
D’autres points de pénétration à venir ?
Deux semaines après le début de l’opération, les forces ukrainiennes contrôlent environ 1.200km² du territoire russe. Cela n’est pas négligeable mais représente tout de même une très petite surface par rapport au 120.000km² de terre ukrainienne sous contrôle russe. Il faut noter que ce dernier chiffre comprend les 28.000km² de la Crimée, déjà annexée par la Russie en 2014.
Après 2 ans et demi de guerre, la Russie n’a donc pris, malgré la supériorité numérique de ses forces, et l’avantage, en terme militaire, de l’initiative, qu’environ 90.000km² de la superficie de l’Ukraine, soit environ 15%, tout en sachant que des brigades entières de l’armée russe, étaient déjà dans la région du Donbass, depuis plusieurs années, sans uniforme, mais avec équipements…..
L’Ukraine a donc pris position en Russie, sur environ 1% seulement du territoire occupé chez elle par la Russie……
Dans le cadre d’une inévitable négociation à venir, ce levier semble insuffisant pour peser véritablement et substantiellement dans un échange de territoire.
De ce fait se pose la question si l’Ukraine n’a pas dans ses plans de mener d’autres opérations de ce type, dans la même zone, mais distantes de quelques dizaines de kilomètres seulement, permettant alors de réunir plusieurs territoires de surface équivalente, avec pour objectif d’aboutir à un pourcentage supérieur.
Toujours dans l’optique de négociations, la conquête d’une position sur le territoire russe, représentant 5 à 10% du territoire ukrainien contrôlé par la Russie semble un minimum….. Il conviendrait donc de multiplier par 5 à 10 la superficie du territoire actuellement conquis….
Si la pénétration en territoire russe se limite à 1.500-2.000km², elle n’aura pas de poids réel pour peser dans les négociations en termes de territoire.
Mais en dehors de la conquête territoriale, cette opération a permis à l’armée ukrainienne de faire plusieurs centaines de prisonniers russes, gardes-frontières et jeunes conscrits de l’armée.
Kiev s’est donc constitué un « exchange fund » un fonds d’échanges afin pouvoir faire revenir un certain nombre de ses soldats faits prisonniers par l’armée russe, sur le front principal. Des négociations sont très certainement déjà engagées à l’image de celles qui ont déjà permis les échanges précédents de prisonniers.
Cette opération offre-t-elle d’autres avantages pouvant intervenir dans de futures négociations ?
Les conséquences politiques de cette attaque
L’effet de surprise de cette opération et à ce jour, son succès militaire, ont joué un rôle très positif vis-à-vis du moral de la population ukrainienne. Depuis 15 mois aucun progrès significatif n’avait été enregistré par l’armée ukrainienne. Elle était même confrontée à un lent grignotage de ses positions dans le Donbass.
En symétrie, la population russe, et pas seulement dans la zone frontalière concernée, n’a pu être que très étonnée que le territoire russe soit envahi après 2 ans et demi de guerre, alors qu’on lui annonçait que des victoires de cette opération militaire spéciale… La rhétorique et la puissance de l’appareil de propagande ont été totalement pris à contre-pied….
Les conséquences, silencieuses, mais en profondeur, dans l’intériorité du peuple russe, ne peuvent être que réelles. Elles ont pour écho immédiat le doute vis-à-vis du pouvoir politique.
L’exode amorcé de la population frontalière, et celui en préparation impliquant la population de la ville de Koursk, met sur le départ plus de 100.000 personnes. Un tel nombre, même sur une population de 145 millions, ne passe pas inaperçu, il mobilise des moyens, et crée des images qui n’ont pas été vues depuis la seconde guerre mondiale….. La peur des bombardements, et le son des sirènes, dans la ville de Koursk, peuvent facilement doubler le nombre des personnes fuyant leur domicile. Impensable, choc terrible par rapport au discours présidentiel.
Choc terrible dans les profondeurs et méandres du pouvoir politique de la Russie. Où cette guerre nous emmène-t-elle ? Où Vladimir Poutine nous conduit-il ? Ces questions, même intériorisées, ne peuvent être évitées.
La lenteur des réactions militaires crée une autre interrogation, pour la population : notre pays peut-il se défendre ? Elle met également en lumière, et à nouveau, l’extrême difficulté pour l’armée russe de s’adapter rapidement à des situations tactiques nouvelles et imprévues.
Il est difficilement compréhensible que la Russie dotée d’un si vaste secteur militaro-industriel ne dispose pas dans sa profondeur de plusieurs milliers d’hommes et de quelques dizaines d’avions de transport pour les acheminer en quelques jours dans la région de Koursk….
Serait-elle à ce point en manque, d’hommes, de matériels, de moyens de transport en ordre de marche, et de structures réactives dans le commandement militaire ?
Le dilemme hiérarchique
La nomination d’un ancien garde du corps de Vladimir Poutine pour coordonner la réponse militaire à partir de la ville de Koursk, ne peut qu’interroger.
La réponse réside dans le régime politique actuel de la Russie, la fidélité absolue au chef, prime, absolument, sur la compétence….
La faiblesse structurelle de tout régime autoritaire provient du gèle de la communication du réel. La transmission d’une mauvaise nouvelle, réelle, crée pour chaque échelon hiérarchique un véritable dilemme de transmission : Si je mets mon supérieur dans la position, voire devant l’obligation, de transmettre une mauvaise nouvelle, cela risque de se retourner contre moi, et je mets ainsi ma carrière en danger. En conséquence je crée de potentielles difficultés pour ma famille….. Le dilemme met du temps à être tranché à chaque échelon, d’où accumulation du retard de transmission, et l’information est lissée, amoindrie, à chaque étape, une façon de résoudre le dilemme.
Le Kremlin ne reçoit donc, in fine, que des informations éloignées du réel, et avec retard. En conséquence, il nomme dans les cas difficiles des hommes qui auront pour unique mission la transmission de ce réel. Cette transmission rapide sera la mesure de leur efficacité, et non la qualité de leur opérationnalité sur le terrain.
La nomination d’un ancien garde du corps de Vladimir Poutine, Alexeï Doumine, dans la gestion de cette crise doit se lire à la lumière de ce prisme.
Le spectre de la profondeur stratégique russe
L’importance, et même l’avantage décisif, de la profondeur du territoire russe comme arme suprême contre ses adversaires, a été au cœur des défaites des armées napoléoniennes et hitlériennes.
Ce concept a été très souvent évoqué dans ce conflit par les partisans du Kremlin, afin de mettre en avant « l’inévitable » victoire russe dans cette guerre. C’était tout simplement oublier que le conflit actuel se situe totalement en dehors de ce schéma, puisque la Russie n’est nullement envahie mais est, au contraire, l’envahisseur.
La guerre depuis le 24 Février 2022 se déroule en Ukraine, en dehors du territoire russe. Cette idée de profondeur stratégique, géographique, était donc totalement inappropriée. Seul son pendant économique était envisageable, associé à ses ressources humaines, deux fois et demie supérieure à celle de l’Ukraine.
Mais, en pénétrant en Russie le 6 août, Kiev va se trouver automatiquement confronté au spectre de la profondeur stratégique russe. La pénétration actuelle représente moins de 1/15.000ème de la superficie totale de la Russie….Piqûre de fourmi sur l’ours russe.
La contre-stratégie russe dès lors se dessine elle aussi, automatiquement. Minimiser, voire même ignorer cette piqûre, au moins dans la communication officielle, et surtout prendre tout son temps pour y répondre, puisqu’au regard de la profondeur stratégique du territoire, cette attaque est sans importance.
En corollaire, la stratégie russe sera de continuer à frapper l’Ukraine le plus rapidement et le plus durement possible dans le Donbass. La pression sur la ville de Pokrovsk, dans cette région, et sa possible prise avant l’hiver constituerait un revers beaucoup plus sensible pour l’Ukraine que d’être repoussée hors du territoire russe…. !
Se pose donc, in fine, l’analyse globale de l’initiative ukrainienne d’entrer et de prendre des positions, géographiquement marginales, sur le territoire russe.
Quel bilan pour cette initiative ?
Sur le plan purement militaire, cette spectaculaire initiative, actuellement victorieuse, ne produit pas d’effet réel sur le dispositif militaire russe le long des 1.000km de front principal, à l’Est de l’Ukraine.
Cette ligne de front, et des gains ukrainiens sur cette ligne, reste l’objectif principal de l’armée ukrainienne depuis fin 2022, et le quasi gel des positions des deux armées.
Le commandement russe y a prélevé quelques brigades, pour les diriger vers la région de Koursk, mais sans que cela diminue la capacité de résistance ou d’attaque de leur dispositif.
Diplomatiquement, les gains actuels, modestes, ne permettent pas de créer une véritable monnaie d’échange avec la Russie, afin de récupérer une partie significative des territoires passés sous contrôle russe.
Il n’apparaît donc, pour le moment, que des gains politiques pour l’Ukraine :
- Une revitalisation du moral du pays, démontrant la capacité de l’armée ukrainienne d’envahir à son tour son voisin ;
- La perturbation de la communication du pouvoir russe vis-à-vis de ses concitoyens. L’opération militaire spéciale, après 2 ans et demi de conflit conduit la Russie à être attaquée sur son propre sol ;
- La démonstration, vis-à-vis des alliés de l’Ukraine, que la Russie n’a pas de ligne rouge. Une pénétration armée, significative, sur son sol n’enclenche aucune escalade militaire. Des véhicules blindés, américains, allemands, français sont pourtant utilisés dans cette offensive, et roulent sur le sol…russe….
La Russie cherchera à se venger de cette opération en infligeant à l’Ukraine des revers sur le front principal.
La gestion du facteur temps devient donc encore plus important pour Kiev, afin d’essayer de limiter cette réplique. La nécessité d’un début de négociation avec la Russie s’accroît donc. De tels échanges allaient débuter au Qatar avec l’objectif de mettre, des deux côtés, un terme aux frappes sur les installations énergétiques. L’entrée de l’armée ukrainienne en Russie a incité cette dernière à retarder le démarrage de ces négociations.
La venue du Premier ministre indien, Narendra Modi à Varsovie et Kiev, constitue une opportunité pour envisager des pourparlers. L’Inde a été depuis plus d’un demi- siècle un partenaire très important de l’URSS puis de la Russie. N’oublions pas non plus l’activisme diplomatique de la Chine qui a nommé un envoyé spécial pour contribuer à la résolution pacifique de ce conflit.
L’attaque du territoire russe par l’Ukraine, constituera-t-elle, de façon paradoxale, un facteur d’accélération vers les négociations ?