Moscou : l’envers du défilé militaire du 9 Mai.

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La guerre en Ukraine a conduit à de nombreuses analyses sur les opérations de l’armée russe. Ont été étudiées, les pertes humaines et matérielles, les insuffisances opérationnelles ou, l’étonnant dispositif stratégique d’invasion. Une guerre-éclair souhaitée, mais opérationnellement manquée. Mais il convient d’aborder le champ, extrêmement important, de la répercussion de cette guerre sur l’appareil militaire russe. Cette importance est liée à l’ossature militaire et sécuritaire du système de pouvoir en Russie. Toute vibration dans la hiérarchie militaire ne peut que conduire à des répercussions sur le pouvoir politique.

Depuis la révolution de 1917, l’armée rouge a constitué un des deux piliers du pouvoir, l’autre étant naturellement le PCUS, le Parti Communiste de l’Union Soviétique. La disparition simultanée, en 1991, de l’URSS et du Parti Communiste a laissé le champ libre aux « Structures de forces » les siloviki, adossées au complexe militaro-industriel. L’armée, l’industrie de défense, les services de renseignement, et les forces de sécurité, règnent donc en maître sur le pays. Les processus électoraux ne sont présents que pour valider les choix arrêtés au sommet de cette pyramide. Toute vibration à son sommet ne peut donc que se répercuter dans la totalité de la structure. Or que voyons-nous se dégager avec cette guerre ?

Une préparation dans un cercle très restreint

La motivation de Vladimir Poutine de « reprendre position » en Ukraine est née avec MaÏdan, en 2014. La Russie n’a pas discerné, et donc anticipé, la profondeur de la vague populaire pro-européenne, et, en conséquence, s’est retrouvée dans l’impossibilité de s’y opposer globalement. Cette vague a été particulièrement violente pour le Kremlin car elle signifiait que le cœur historique de la nation slave se tournait vers l’ouest, vers la démocratie, l’économie de marché, l’Otan, et non plus vers l’est.

Pour la première fois, dans son discours à Saint Petersburg, le 27 Avril 2022, Vladimir Poutine a exprimé la synthèse de sa motivation profonde de lancer cette guerre : « le refus de voir se constituer une anti-Russie, aux portes mêmes de la Russie ». Il n’a donc pas mis en avant le seul rapprochement de l’Ukraine avec l’Otan, mais bien la mise en place par les frères slaves, à Kiev, d’un anti-modèle politique et économique, par rapport au modèle de Moscou. Inacceptable, car le risque apparaissait immense que le modèle russe soit fragilisé, pour ne pas dire rejeté, par une population russe, privée de ses libertés, et maintenue à un niveau de salaire moyen de 390€ par mois, malgré les immenses richesses du pays……

Une vitrine occidentale, à la frontière russe, au cœur même de l’univers slave, comme le fut Berlin-Ouest pour Berlin-Est, était totalement inacceptable

Il fallait impérativement arrêter ce processus, car il était en train de se réaliser. En 2014, avec Maïdan, la surprise de la Russie avait été grande, il fallait que la contre-surprise, de 2022, soit pour l’occident, plus grande, encore.

Garder le secret des préparatifs militaires a donc constitué la principale condition du succès de l’opération. Pour se faire, il était impératif que seul, un nombre très limité d’officiers supérieurs, soient impliqués dans l’élaboration du plan de campagne, et des préparatifs.

Les conséquences du secret

La nature humaine est ainsi faite, qu’aucun individu, quelles que soient son pays, sa culture, son niveau social, n’aime être tenu à l’écart d’un projet important pour lequel il devrait être normalement impliqué, consulté.

La nature humaine est, aussi, ainsi faite que, si le projet se déroule à merveille, alors, on n’en veuille pas trop à celui qui vous a tenu à l’écart.

Mais, si ce projet se déroule moins bien que prévu, voire beaucoup moins bien, alors ceux qui ont été tenus à l’écart en ressentent un profond ressentiment

L’invasion ukrainienne, dans son déroulement très imparfait, se situe exactement dans ce cadre. Elle ne peut donc aboutir qu’à de profonds ressentiments parmi les officiers supérieurs russes.

À partir du nombre d’officiers supérieurs actifs de l’armée française, on peut estimer à plus de 5.000 le nombre de colonels, et généraux (et équivalents pour la marine) dans l’armée russe.

S’il est impossible d’estimer le pourcentage de ces officiers supérieurs ayant participé activement à la préparation du plan d’invasion de l’Ukraine, ceux qui sont restés en dehors représentent de toute façon plusieurs milliers.

C’est donc au sein de la structure militaire russe, et parmi ce nombre important d’officiers supérieurs que la grogne est en train de s’exprimer, ou tout du moins se ressentir, ce qu’il convient de considérer comme une, ou des fissures, au sein de la structure de commandement de l’armée russe.

Les raisons de ce ressentiment contre le pouvoir politique, et contre Vladimir Poutine, repose sur les pertes nombreuses et inattendues, tant en hommes qu’en matériel.

Des pertes considérables et inattendues

Le niveau des « pertes humaines » généralement admises, en moyenne des évaluations, se situe autour de 30.000 morts et blessés, y compris la disparition au front d’au moins 6 généraux.

Les pertes en matériels, sont estimées autour de 400 chars, et de pratiquement 3.000 engins blindés et véhicules militaires de tous types.

S’y ajoutent les pertes en matériels aéronautiques, avions et hélicoptères, alors que l’armée russe disposait (théoriquement) des moyens de réduire à néant la défense anti-aérienne ukrainienne.

Enfin, les forces navales russes n’ont pas été épargnées, dans le symbolique avec la destruction du navire amiral de la flotte de la Mer Noire, et le réel, un croiseur lance-missile. S’y est ajoutée la perte de plusieurs autres unités dont un navire de débarquement de chars, dans le port de Bediansk.

A ces pertes impressionnantes s’ajoute la mise en place d’un très mauvais plan stratégique d’invasion. Il a mis en œuvre des effectifs insuffisants d’environ 180.000 hommes, pour envahir un pays de 600.000 kilomètres carrés, et de 43 millions d’habitants. De plus, ce faible effectif a été réparti sur un front de 1.200 kilomètres. Une telle dispersion rend impossible une pénétration, en force, sur des points stratégiques essentiels, et allonge, de façon déraisonnable, les lignes de ravitaillement.

Les officiers supérieurs russes tenus à l’écart de ce plan, et au vu de ses résultats désastreux, ne peuvent que ressentir une profonde amertume contre le pouvoir politique, et le cercle militaire restreint, proche du pouvoir, instigateurs de ce gâchis…

Et il faut évoquer d’autres dissonances…

Le jeu politique autour de la dissuasion nucléaire

L’encadrement militaire tenu en dehors des préparatifs sait parfaitement que l’Ukraine n’envisageait pas un seul instant d’attaquer la Russie, et que sur le plan militaire elle ne représentait aucune menace.

Le déclenchement, par le Kremlin, d’un discours de menace et de dissuasion nucléaire est donc détaché de la réalité tant en termes de risque que de menace.

Vladimir Poutine a été suivi dans cette dialectique par son ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, qui lui aussi n’a pas évoqué la notion de menace, mais celle de non envoi d’armes par les partenaires de l’Ukraine.

Qui plus est Lavrov, 2 jours plus tard, a mentionné à nouveau ces envois d’armements, mais cette fois-ci comme obstacle à des perspectives de négociations.

Le monde militaire russe doit être particulièrement inquiet et perturbé de constater que le discours de dissuasion n’est absolument plus sous le contrôle des militaires. Aucun militaire ne s’exprime, seuls les politiques ont la parole. Qui plus est, le discours n’est plus rectiligne, tantôt la livraison d’armes par les pays occidentaux est présentée comme une menace pouvant déclencher une riposte nucléaire, tantôt comme un obstacle aux négociations.

A ce stade, la conséquence directe est la perte de crédibilité du discours de dissuasion russe, rien moins que cela……

Les uniformes peuvent être alignés sur la Place Rouge. Ce qui se passe dans la tête des officiers supérieurs de l’armée russe n’est pas forcément aligné avec les visions, les actions et les résultats, du maître du Kremlin.

Les inconnues n’ont jamais été aussi nombreuses, tant sur le champ de bataille ukrainien, qu’au sommet du pouvoir russe.

Il y a un envers, au décor de la parade militaire, sur la Place Rouge.