Le prix à payer par la Russie : Crise, fissures, fracture…

russie : le prix à payer

Dans l’analyse que j’ai eu le plaisir de vous adresser en avant-première, la semaine passée, j’avais souhaité regarder naturellement du côté des causes de cette invraisemblable décision russe, l’invasion de l’Ukraine.

Tout aussi naturellement, et aussi en avant-première, regardons dans ce deuxième temps, les conséquences pour la Russie elle-même. Le caractère idéologique de l’intervention a éloigné, très probablement les décideurs, et Vladimir Poutine en tête, de toute considération concernant les conséquences matérielles, et économiques, pour le peuple russe.

Le caractère « sacré » de la mission de purification de l’Ukraine, tant annoncée et clamée par le maître du Kremlin, relègue loin, très loin, le souci des conséquences matérielles, concrètes pour les citoyens russes, tant l’importance de la mission à accomplir dépasse, pour l’initiateur, les contingences matérielles, nationales et internationales.

Une crise dans la crise

Les conséquences économiques que la Russie va devoir affronter vont se dérouler dans un terrain économique russe déjà très difficile.

Quelques indicateurs suffisent à situer la situation économique du pays à l’aube du déclenchement de la guerre.

L’inflation n’a cessé de se développer tout au long de l’année 2021, en passant de 4% à plus de 9%. Avant le lancement de la guerre, les prévisions de la Banque Centrale russe laissaient entrevoir un taux d’inflation de 12% pour le 1er trimestre 2022. A l’opposé d’une inflation importée par la forte baisse du Rouble, dans la période 2014-2016, le mécanisme d’inflation 2021-2022 était surtout un phénomène intérieur, causé par la hausse des prix alimentaires, elle-même en rapport avec la désorganisation économique liée au Covid, et à la faible productivité de l’agriculture russe, hors céréales.

Cette augmentation continue du taux d’inflation a conduit la Banque Centrale de Russie a adopté une ligne de conduite parallèle en augmentant régulièrement son taux directeur tout au long de l’année 2021. En effet, ce taux directeur est passé de 4,25% en janvier 2021 à 8,5% en décembre. Nous sommes donc ici fort loin des taux des banques centrales occidentales, compris entre….. 0% et 0,5%….Le système bancaire russe en aidant à lutter contre l’inflation, se mettait en conséquence dans une position de réduction des capacités de croissance et d’investissement.

L’économie russe était donc déjà en 2021 dans une situation difficile, qui se situait dans la continuité d’ailleurs des années précédentes, puisque sur la période 2015-2021, le taux de croissance moyen s’est établi à….0,5%….

La Banque Centrale, 13 jours avant l’invasion de l’Ukraine, continuait à monter son taux directeur en le faisant passer à 9,5%…

L’amplification de la crise

La guerre et les sanctions ont fait connaître une nouvelle descente du Rouble, qui d’un taux moyen de 85 Roubles pour 1 euro, en ce début 2022, vient de glisser à…..144 Roubles pour un Euro après l’ouverture du conflit.

Les sanctions vont naturellement aboutir à une baisse des importations, et donc à un effet immédiat limité sur la hausse générale des prix.

Mais d’autres effets sont à prendre en considération. La rareté des produits importés va être un facteur de remplacement, et donc pousser à une hausse des prix et donc de l’inflation.

Il faut donc s’attendre à ce que le taux d’inflation en Russie se rapproche des 20% au cours de cette année…. !

Mais un autre facteur, très classique, va impacter l’économie russe, la hausse vertigineuse des taux d’intérêt.

Toujours dans une gestion très classique d’une crise monétaire, la Banque Centrale a immédiatement réagi en montant son taux directeur à…20% ce qui conduit l’émission des obligations d’Etat à…. 24%….

On peut véritablement se demander si un tel cataclysme économico-monétaire avait été anticipé…. tout comme d’ailleurs la rapidité de blocage des avoirs russes de la Banque Centrale, détenus en dehors de Russie ?

Une fissure, réelle, apparaît donc pour les prochaines semaines et prochains mois, dans le système économique russe.

Mais ce terrain n’est pas le seul.

Une fissure dans la société russe

Dans le paysage de la société russe semble se dessiner, là aussi, une fissure entre les générations les plus jeunes, et les plus anciennes.

Plutôt favorables au pouvoir les générations plus anciennes sont sensibles, et comment ne le serait-on pas, à la très puissante communication du pouvoir, s’inscrivant dans la droite ligne de la grande guerre patriotique, très nationaliste, et la lutte contre les « nazis » ukrainiens. D’autre part, ces générations ont traversé la dizaine d’années, très difficile, économiquement et socialement, qui ont suivi la chute de l’URSS. Ils se refusent à voir qu’ils pourraient, à nouveau, s’y diriger… !

A l’opposé les plus jeunes générations, plus ouvertes sur la communication « non-gouvernementale » s’oppose à cette guerre sans aucune justification, contre un pays de « frères et de cousins »….. !

La jeunesse aspire a de meilleures conditions de vie qui ne lui sont nullement fournies depuis 8 années, et elle s’attend à des conditions encore plus difficiles dans les temps à venir. Il suffit de regarder attentivement les très courageux manifestants s’opposant à la guerre, pour constater la jeunesse de la grande majorité des participants.

Et la fissure sociale, se propage également au niveau des élites, comme on peut le constater tous les jours dans le domaine culturel. Quelques-uns, de renommée mondiale, favorables au pouvoir, sont combattus par une grande majorité opposée à cette guerre incompréhensible, contre les citoyens d’un peuple voisin et frère, avec lesquels ils ont tant en commun.

Et cette fissure ne peut que continuer de se propager plus haut dans les sphères du pouvoir.

Les fissures au sommet

Le déroulement des opérations militaires russes en Ukraine ne peut que conduire à de nombreuses questions à l’intérieur de l’institution militaire. Pourquoi cette guerre ? Pourquoi un « format de force » insuffisant, 200.000 hommes pour combattre un pays de plus de 40 millions d’habitants et plus de 600.000 km² ? Comment ces combats vont-ils finir? Quelles vont être les conséquences à long terme pour l’armée russe ?

La première fissure est officiellement apparue dans la déclaration du Commandant de la Garde Nationale, exprimant que les opérations ne se déroulaient pas exactement comme il était prévu…. En écho, deux responsables des opérations extérieures du FSB ont été assignés à résidence…..La résistance du peuple ukrainien et les estimations de ses systèmes de défense n’ont certainement pas été évaluées correctement, considérant la situation après plus de 3 semaines de guerre.

La situation n’est certainement pas très positive du côté des oligarques. Le gel de leurs avoirs a fait les titres, mais il faut absolument regarder ailleurs, c’est-à-dire vers la Bourse de Moscou.

Dans les premiers jours de guerre l’indice RTS est passé de 1.400 points à 930…..35% de baisse. La fermeture de la Bourse a donc été décidée, et elle n’a pas réouverte depuis 2 semaines. Les premières séances pourraient être catastrophiques pour la valorisation des entreprises. Mais si la valorisation fond comme « neige au soleil » les dettes restent intactes….. Dans le cas d’endettement en devises, ce qui souvent le cas, au moins en partie, l’écroulement du Rouble, renchérit la dette d’autant en monnaie nationale….. On est donc devant des situations de faillite…..

Cette seule situation boursière peut expliquer la position anti-guerre, prise ouvertement par quelques oligarques, comme Andreï Melnitchenko, très puissant dans le charbon et les engrais.

Dans le système autoritaire et très répressif voulu depuis quelques années par le Kremlin et se durcissant encore depuis quelques mois, il est très difficile et risqué d’exprimer une opposition frontale.

Mais à l’évidence, le cumul des fissures dans l’économie, la société, et les principales sphères du pouvoir, militaire et économique, constitue une situation totalement nouvelle, et inenvisageable au début de cette année.

La Russie est donc confrontée à l’intérieur d’elle-même et en profondeur à une épreuve, inattendue, et violente.

Comment le pouvoir va-t-il réagir ? Les fissures qui commencent à lézarder le pays vont-elles continuer à diviser la société ?

En tout cas le pouvoir se cabre fortement car comment justifier autrement l’emploi de formules aussi radicales que l’« Auto-purification » des traîtres, apparue dans le discours de Vladimir Poutine, le 16 Mars ?

A l’évidence une épreuve de force est en train de se préparer. Dans les couloirs ultra-secrets du pouvoir, les formes de réaction peuvent être inattendues, feutrées ou bien empreintes de grande violence.

Le cumul des fissures pourrait aboutir à une fracture.

Le prochain scrutin présidentiel est normalement prévu en 2024. Cela pourrait sembler bien loin ……. Les dernières années de Vladimir Poutine risquent fort d’être différentes de ce qui était généralement admis.

La bataille entre les idéologues et les réalistes va faire rage, dans les très longs couloirs du Kremlin.