Drones russes : « Il s’agit d’une stratégie de type guerre hybride visant à déstabiliser les démocraties européennes », estime Gérard Vespierre

Article paru sur Epoch Times, le 14 ocotbre 2025. Interview par JULIAN HERRERO
ENTRETIEN – Depuis plusieurs semaines, divers États européens sont témoins de survols de drones russes dans leurs espaces aériens. Des avions de chasse russes ont même pénétré le ciel estonien. Des événements qui ne sont sans inquiéter les Européens qui craignent une intensification des provocations de Moscou.
Gérard Vespierre est géopolitologue, fondateur du site Le Monde Décrypté. La Russie ne cherche pas à aller vers l’affrontement direct avec les Européens, mais à semer le chaos à l’intérieur des nations européennes, analyse-t-il.
1) Quelle lecture faites-vous de ces incursions de drones dans le ciel de certains pays européens ? La Russie cherche-t-elle à tester l’OTAN ?
Tester l’Alliance atlantique serait une hypothèse à placer dans une vision stratégique d’affrontement militaire à grande échelle à venir entre l’Occident et la Russie.
Mais au regard de la situation dans laquelle se trouvent les troupes du Kremlin depuis le 24 février 2022, il est préférable de nuancer cette possibilité.
Je rappelle que dès le début de l’invasion, il était question que la Russie s’empare d’un pays trois fois plus petit qu’elle en quelques semaines.
Aujourd’hui, soit plus de trois ans après le commencement de la guerre, on se rend compte que la troisième armée du monde n’a seulement été en mesure de conquérir que 15 % du territoire ukrainien, 20 % en incluant la Crimée annexée en 2014.
Si la Russie n’a pas été capable de faire plier 40 millions d’Ukrainiens, ce n’est pas pour affronter 520 millions d’Européens, voire un milliard de citoyens occidentaux sous la bannière de l’OTAN.
Par conséquent, l’hypothèse d’un affrontement majeur ne me semble pas réaliste.
En outre, nous sommes ici dans le déploiement d’une stratégie de type guerre hybride qui s’inscrit dans une volonté globale de déstabilisation des démocraties européennes, voire occidentales.
Il s’agit d’effrayer les populations européennes, de créer de la crainte et de faire en sorte que cette crainte ait des répercussions politiques intérieures, mais également dans une perspective éventuelle de négociation avec les Ukrainiens, les Européens et les Américains, de montrer que la Russie a toujours des capacités de nuisance pleine et entière.
2) La stratégie que vous évoquez a-t-elle aussi pour pilier un État d’esprit de revanche ?
Moscou a effectivement un plan global de revanche de l’Empire russe. La Russie, dans ses structures peu définies de pouvoir suprême, n’a jamais accepté que l’empire quasiment millénaire qui a atteint son apogée à l’époque de l’URSS, s’effondre en 1991.
Nous, Occidentaux, avons considéré que cet événement était un progrès de libération démocratique de peuples qui furent sous domination de l’empire russe tsariste et ensuite soviétique.
Mais pour les Russes, cela était synonyme d’une perte de leur propriété, d’un déclin de leur puissance et d’une certaine manière d’une sortie de l’histoire.
J’emploie le terme « propriété » puisque lorsque le tsar Nicolas II, qui a demandé un recensement de la population russe en 1897, a écrit sur son propre bulletin de recensement : « Propriétaire de la Russie ».
Par conséquent, son lointain successeur, Vladimir Poutine, agit comme le propriétaire de la Russie. Un propriétaire en colère qui ne veut pas perdre son bien.
C’est la raison pour laquelle, depuis son arrivée au pouvoir, le leader russe suit un plan visant à faire payer l’Occident pour cet effondrement de l’empire russe.
3) En réponse à ces incursions, l’UE souhaite ériger un « mur anti-drones ». Comment évaluez-vous cette initiative ?
Le survol du ciel polonais par les drones russes est une première incursion importante sur un territoire autre que l’Ukraine et membre de l’OTAN.
Je pense que sur le plan de la communication politique, il n’était pas inadapté de déclencher un tel processus.
Maintenant, sur le plan militaire, je crois qu’il faut réfléchir à deux fois et revenir au schéma de l’opération d’influence, nous faisons face à des incursions non revendiquées, et non pas à des attaques de guerre.
Je dis cela parce que cette conception du mur anti-drones s’inscrit davantage dans une stratégie d’affrontement qu’autre chose. Or, s’il n’y a pas de guerre frontale, ce projet de défense est une erreur. Face aux incursions, nous avons au contraire d’un mur, besoin de systèmes d’interception, hyper mobiles.
De plus, avant d’ériger un mur anti-drones, il faudrait d’abord bâtir un mur de détection des drones. Autrement dit, construire une structure, militaire défensive totalement différente.
D’un point de vue militaire, il faut voir la situation très objectivement.
4) « Les drones qui violent notre territoire prennent un gros risque. Ils peuvent être détruits. Point final », a-t-il déclaré le 2 octobre en marge du Sommet de la Communauté politique européenne au Danemark. Peut-on interpréter ce propos comme un durcissement de ton vis-à-vis de la Russie ?
Visait-il réellement la Russie ? Pas sûr. Certains drones ont été identifiés comme étant de fabrication russe, mais ce n’est pas le cas de l’ensemble des appareils qui ont survolé le ciel européen.
Par ailleurs, ce n’est pas hausser le ton que d’affirmer qu’un objet, a priori hostile doit être abattu. Et ce n’est pas un acte de guerre, mais une réponse défensive sur notre propre territoire européen.
N’oublions pas non plus qu’Emmanuel Macron fut l’un des derniers interlocuteurs de Vladimir Poutine, quelques heures avant le début de l’invasion. Il sait à qui il a affaire et comprend la stratégie du leader russe.
5) Un autre événement lié à Moscou a récemment défrayé la chronique. Le pétrolier Pushpa, de la flotte fantôme russe parti de la ville de Primorsk le 20 septembre a été arraisonné au large de Saint-Nazaire par les autorités françaises huit jours plus tard. La justice française a ouvert une enquête pour infractions maritimes. Le capitaine et le second, de nationalité chinoise ont été placés en garde à vue avant d’être ramenés à bord du navire. Le pétrolier a repris sa route dans la nuit du 2 au 3 octobre. Quelle est votre analyse ?
Je pense qu’une opération de ce type part de renseignements fournis aux autorités françaises.
Ensuite, il y a eu deux hypothèses qui ont émergé : Celle d’un navire issu de la flotte russe dite « fantôme » en mauvais état porteur de cargaisons de pétrole, l’autre d’un bâtiment utilisé comme plateforme de lancement de drones ?
Les informations obtenues à la suite de son arraisonnement ne permettent pas, à mon sens, de valider une hypothèse plutôt qu’une autre. Nous savons simplement que le capitaine du navire a été appelé à comparaître devant le tribunal correctionnel de Brest au mois de février pour « refus d’obtempérer ».


